OUVERT AUX PUBLICS

Lydie Toran parcourt géographies et dates dans un voyage poétique et abstrait. Une performance de l’intime et du collectif aux allures de raod trip poétique.

« Je gagne sur la nuit »

Par cette phrase, répétée à plusieurs reprises, Lydie Toran a invité son public à réfléchir au rythme effréné du quotidien pour apprécier les bienfaits du serein. De la lenteur d’une nuit préservée, de ce moment suspendu, de cette parenthèse bénéfique qui s’installe dans la pénombre de l’obscurité, là où la poésie émerge et se substitue à la pensée, au discours, au calcul, à la productivité, à la performance…

 

Par ces nuits au clair de lune ou autrefois tempétueuses, en Afrique, à Paris, aux Etats Unis, au nord, au sud, ailleurs ou ici, la chambre, le jardin, l’atelier prendraient les dimensions d’un lieu sacré où l’écriture se libère, et l’expression prend forme par les traits, les mots, les mouvements, les sons. Autant de pratiques, de manières et de formes, de médiums pour construire le tracé, l’empreinte d’une poésie intime qui traduit le vécu de l’humain et l’imaginaire de la Terre…

 

Dans une courte performance scénique dont la scénographie quasi minimaliste évoque cet espace intime de l’autrice, devant son pot à pinceaux au coin d’un bureau, Lydie Toran défie l’aventure d’un road trip poétique qui oscille dans différentes temporalités, du présent au passé tout en tentant le futur, à travers une lecture fragmentée et achronique d’un journal de bord brodé d’une série de ses écrits entre 1983 et 2023.

 

En dehors des repères chronologiques admis, elle nous fait découvrir un langage et un univers poétique singulier qui transcrit dans 19 poèmes de différentes thématiques, à la fois des idées amples, des petits faits pragmatiques, des sensations corporelles, des images et des situations observées, des émotions vécues. Ses écrits soigneusement choisis et organisés sous forme des chapitres, nous parlent de son être mais aussi d’une poétique collective qui se rejoignent dans cette plongée littéraire qui lui est propre mais aussi inclusive. Dépassant les frontières du récit autobiographique, elle permet à chacun à s’y identifier et d’en faire sa propre interprétation ouverte.

 

Proposée pour la manifestation nationale « Printemps des Poètes », au théâtre Pierre de Lune à Avignon le 20 Mars, j’ai vécu cette pièce comme un appel à écrire et à célébrer les petites Grâces (comme l’indique le titre de la 25e édition de la manifestation cette année) de notre réalité quotidienne, si souvent empêchées.

 

Iliana Fylla

 

Générique

Écriture, mise en scène, performance : Lydie Toran Création – Son & lumière : Azure Socquet – Production-diffusion : Artères

Poésie-Son.s ! sera repris au Théâtre Pierre de Lune durant le Festival Off 2024, du 29 juin au 21 juillet 2024.

 

Interview

Pour approfondir sur l’univers poétique élargi de Lydie Toran, autrice, performeuse mais aussi peintre, voici ses propos recueillis à l’issue du spectacle :

 

Quelle place tient la poésie dans ta démarche artistique qui se déploie entre la scène et la toile ?

La poésie est à la fois comme un antidote à la solitude et la manifestation du plaisir solitaire, car elle reflète un dialogue avec le monde et avec soi-même. J’ai gardé beaucoup de textes sans savoir qu’un jour je les partagerais, sans réfléchir à la question de leur « utilité » ou à celle du temps qui passe. Ils sont devenus des amis, témoins d’une situation, d’un sentiment ou encore d’une inspiration qui se présente d’elle-même. C’est la même chose pour l’encre pratiquée depuis longtemps.

En cela, la peinture à l’encre et la poésie sont très proches : chacune est à la fois porteuse d’une technique très établie, très stable et longuement expérimentée, et le réceptacle d’un mouvement qui passe. Quand le texte suit le fil de l’inspiration son écriture est fluide, et quand le tracé à l’encre suit l’élan du geste sans le forcer ni le parasiter par des pensées limitantes, le travail est satisfaisant. Les deux nécessitent une préparation du corps pour faire le vide et être totalement présent à soi-même. Le plan physique est important pour les deux domaines. Tout d’abord, les ronds me semblent féminins et les traits masculins comme le temps me paraît arrondis et l’espace vertical.

Ensuite, dans ces disciplines, tous les matériaux utilisés, comme le corps humain éphémère, sont de nature organique : pinceaux en bois et poils d’animaux, pierre et encre minérale, papier végétal. Très nombreux dans ma pratique à l’encre, les cercles sont aussi le résultat d’un instant, d’un exercice au sens étymologique du terme – « développer le corps par la pratique physique » ; de même que l’écriture manuscrite des poèmes est un exercice, à travers laquelle se développe la pensée. Ce type d’écriture est également formé par des ronds et des barres, plus ou moins déformés par les accidents de la vie, s’il en est, que la graphologie décèlerait.

D’ailleurs, écrire et dessiner ont la même racine avec Graphein (Timée de Platon). Quant à l’encre et à la scène, elles passent à travers la forme tel que Performer en vieux français le signifie. Les deux, les peintures à l’encre et Poésie-Son.s! produisent des formes, à la différence que les unes laissent une trace visuelle et l’autre une trace mémorielle.

Enfin, pour terminer, ma démarche artistique qui se déploie entre la toile et la scène est soumise à la fragilité : les papiers sont fins, délicats et sensibles, ils ne permettent pas de revenir sur un mouvement dont l’encre a déjà témoigné pour le refaire ; la performance sollicitant tout le corps ne peut pas non plus repasser sur ce qu’elle vient de créer. De plus, elle est exposée aux sensations du public dont les regards et les émotions impactent le travail sur scène ; il est donc aussi fragile et sensible que le papier de riz ou de mûrier.

 

Sur tes toiles, on retrouve des formes répétitives : des traits des bambous et des cercles comme une sorte d’écriture qui parle de la vie de la terre, des sensations et des récits. Qu’y a-t-il en commun entre « Poésie-Sons » et tes écritures picturales sur le papier de riz ou de mûrier ?

Il y a beaucoup de choses en commun entre ces deux domaines, sur le plan graphique tout

d’abord dans le cercle et le trait en effet. Le poème permet de fixer un instant et de le revivre ensuite comme s’il était encore (au) présent : en cela le texte poétique induit une conception circulaire du temps qui contrarie la conception judéo-chrétienne de la flèche temporelle allant d’une genèse à une apocalypse.

Quand je vivais au Nouveau Mexique, Etats-Unis, en ayant eu des amis Navajos en particulier, j’ai été très attentive à leur culture, à leur approche des animaux et de tous les éléments du désert et des montagnes dans lesquels ils vivent. Une dame avec laquelle j’ai eu une très belle relation m’a enseigné un mot signifiant « beau », « bien », « bon jour » et qui se prononce en traçant un cercle imaginaire avec la main*.

Le fait de se sentir proche de la terre – aussi bien par les matériaux utilisés en peinture que par le langage qui se construit au gré du souffle, de la pensée et des interactions – est une façon d’en accueillir le rythme. Il s’inscrit comme celui des portées musicales avec des ronds et des traits. Dans Poésie-Son.s! Le cercle apparaît plusieurs fois. Dans ce spectacle, si les sujets abordés ont l’air épars, de la vie intime au vaste monde en passant par les géographies variables de l’amour et des voyages, les cercles tracés par le corps et l’arrondi de mes bras, se rejoignent dans le rythme – arrondi dans un passage harmonisé ou non. Quand le rythme est scandé il se rapproche davantage des barres qui servent à compter les temps musicaux.

Sur le plan psychologique, le cercle tient au désir de retrouver une harmonie. Si j’ai eu une enfance dépourvue de cadre familial, je perçois les événements de ma vie de façon fragmentée, comme des segments non pas horizontaux tel un électro cardiogramme plat mais verticaux tels des végétaux vivants qui poussent vers le ciel. Cette absence de sécurité affective est à la fois une lacune et la promesse d’une plus grande liberté ; elle induit le désir d’être un.e enfant du monde, comme un produit de la terre au même titre que tous les êtres vivants. Cela pousse de même au désir de découvrir la Terre, et d’en partager les beautés que l’on a perdu l’habitude de voir (et pour cause …). À la suite de Poésie-Son.s ! une dame âgée m’a dit « vous entendez les voix secrètes du monde » ce qui m’a en même temps beaucoup émue et flattée je l’avoue.

Mais, dans ce spectacle qui s’apparente à un voyage en soi-même et dans les espaces, je ne veux pas entrer dans les détails d’une longue narration pour chaque périple, préférant laisser par le texte une image ou impression d’ensemble. Ainsi, comme dans un paysage j’espère laisser le regard se promener et se lier à lui à travers l’âme. La liberté spectatorielle est plus grande. Au plus l’image est simple, comme les formes élémentaires des bambous et des cercles de mes toiles, au plus le rythme, lisible et facile à suivre, est une invitation ouverte.

 

Propos recueillis par Iliana Fylla

* La citation anonyme suivante, explique pourquoi le cercle est si présent dans cette culture :

« Tout ce que fait un indien il le fait dans un cercle.

Il en est ainsi parce le pouvoir de l’univers opère toujours en cercles, et que toute chose tend à être ronde

Tout ce que fait le pouvoir de l’univers se fait dans un cercle.

Le ciel est rond, et j’ai entendu dire que la terre est ronde comme une balle, et que toutes les étoiles le sont aussi

Le vent dans sa plus grande puissance tourbillonne

Les oiseaux font leur nid en cercle, parce que leur religion est la même que la nôtre Le soleil s’élève et redescend dans un cercle, la lune fait de même, et ils sont ronds l’un et

l’autre

Même les saisons dans leur changement forment un grand cercle et reviennent toujours où elles étaient

La vie de l’homme est un cercle d’enfance à enfance, et ainsi en est-il de toute chose où le pouvoir se meut »

 

Générique

Écriture, mise en scène, performance : Lydie Toran Création – Son & lumière : Azure Socquet – Production-diffusion : Artères

Poésie-Son.s ! sera repris au Théâtre Pierre de Lune durant le Festival Off 2024, du 29 juin au 21 juillet 2024.